« Dans un monde idéal, je n’aurais jamais besoin de conduire un char. » Diplômé en construction, Jérémy Vidal travaille dans un atelier de fabrication sur mesure à Carignan, en banlieue de Montréal.
Sans permis de conduire, il s’y rend en autobus à partir de Saint-Lambert, où il habite. L’homme de 24 ans critique vertement la culture automobile américaine. « Ce n’est pas une solution viable à long terme », lâche-t-il, citant les innombrables chantiers, les montagnes d’argent investies dans l’entretien des routes, la circulation dangereuse pour les piétons et les cyclistes… « Je comprends qu’en région, c’est obligatoire d’avoir une voiture. Mais en ville, je ne comprends pas. »
Le phénomène s’observe depuis une vingtaine d’années dans le monde occidental. Les millénariaux (nés entre 1984 et 1996) et maintenant les membres de la génération Z (nés entre 1997 et 2012) sont moins nombreux que leurs aînés à obtenir leur permis de conduire.
Le Québec n’échappe pas à la tendance. Le taux de possession d’un permis de conduire ou d’un permis probatoire chez les 16 à 24 ans était de 61 % en 1992 contre 54 % en 2022, selon les données de la Société de l’assurance automobile du Québec.
Fait étonnant, les jeunes hommes sont en grande partie responsables de la baisse. Pourquoi ? Le sociologue Yoann Demoli rappelle qu’il a déjà été mal vu pour un homme de « se faire conduire par une femme ». À l’inverse, les jeunes femmes d’aujourd’hui sont encouragées à passer leur permis.
Dans les dernières années, les médias ont fait état d’une fracture générationnelle : avec l’arrivée des applications de covoiturage, les jeunes ne seraient plus attirés vers l’automobile, qu’ils jugent trop polluante et dispendieuse.
« Contrairement aux générations précédentes, les jeunes ne considèrent pas la voiture comme un moyen d’accéder à la liberté ou comme une étape cruciale de leur vie », observait un récent article du Washington Post. « Le permis de conduire a perdu de sa superbe », titrait le magazine français Le Point en 2021. « La voiture ne fait plus rêver », proclamait La Presse en 2017.
Mais voilà, les jeunes boudent-ils réellement le permis par désintérêt ? Selon des experts, la réalité serait plus nuancée.
L’argent, un frein
« Cette baisse du permis de conduire, je pense qu’elle a été mal interprétée », pose d’emblée le sociologue français Yoann Demoli.
D’abord, les jeunes étudient plus longtemps et fondent une famille plus tard que les générations précédentes, remarque l’expert. Pourraient-ils simplement être moins pressés de posséder une voiture ? C’est une hypothèse.
L’argent peut aussi être un frein à l’obtention du permis. Au Québec, le coût du cours de conduite a été fixé à 1024 $ en janvier 2023. « C’est beaucoup alors que j’ai plein d’autres trucs à payer avant », estime Vanessa San Martin, 29 ans.
Depuis cinq ans, elle habite à Sherbrooke, où elle travaille dans la cuisine d’un restaurant de ramen. Si elle n’a pas son permis, c’est principalement une question d’argent. « Même après ton permis, t’as un million d’autres affaires à payer : les assurances, le permis, la plaque… », énumère-t-elle.
Une étude allemande de 2020 a évalué les attitudes et les comportements de mobilité des jeunes en fonction de leur milieu social. Ses conclusions ?
Les jeunes adultes issus d’un milieu socio-économique précaire sont limités dans leurs modes de transport (l’automobile étant l’un des plus chers), tandis que ceux issus de la classe moyenne continuent d’aspirer à la vie en banlieue, conçue pour la voiture.
Les jeunes qui démontrent un moins grand attachement à l’automobile sont surtout ceux issus d’un milieu aisé, vivant dans les grandes villes et possédant un haut niveau d’instruction.
Peur de conduire
Arielle Desgroseilliers, 23 ans, a entamé ses cours de conduite il y a quelques années, avant de tout arrêter. C’est qu’elle a une peur « incontrôlable » de prendre le volant. « Avant mes cours pratiques, je ne dormais pas des nuits avant, parce que ça me terrorisait de conduire », confie-t-elle.
Les jeunes d’aujourd’hui sont beaucoup plus conscients des dangers de la route que l’était la génération de leurs grands-parents, alors que le port de la ceinture de sécurité n’était pas encore obligatoire, note Yoann Demoli.
Née et ayant grandi à Montréal, Arielle n’a jamais ressenti l’urgente nécessité de posséder une voiture. Pour se déplacer, l’étudiante se tourne vers les transports en commun, la marche ou l’occasionnel covoiturage. « Peut-être qu’à Montréal, je cherche moins des moyens de combattre cette peur-là, parce que ce n’est pas quelque chose qui me freine au quotidien », réfléchit-elle à voix haute.
Peu d’options
En banlieue éloignée ou en région, ce serait une autre histoire. Sans les nombreuses options qu’offrent les grandes villes, nombre de jeunes sans permis de conduire seront sans doute, un jour, contraints de le passer.
Jérémy Vidal est arrivé à la même conclusion. Le jeune homme avait terminé ses cours de conduite pendant la pandémie, mais n’avait jamais passé l’examen pour des raisons personnelles. S’il veut réaliser son rêve d’enseigner dans une école des métiers de la construction, il doit d’abord acquérir de l’expérience sur les chantiers, ce qui est impensable sans un permis. « C’est malheureux, parce que j’aimerais vraiment mieux pas », admet-il.
Après toutes ces années, Vanessa San Martin songe elle aussi à suivre des cours de conduite. Avec son conjoint (sans permis lui aussi), elle souhaite fonder une famille. « Je ne veux pas d’enfants jusqu’à tant qu’au moins un de nous deux ait son permis », dit-elle.
Attitudes contradictoires
Bref, on peut sans doute parler d’une certaine « désaffection » de la jeunesse étudiante et citadine pour la voiture. Or, dès qu’on sort des grandes villes, la liberté passe (encore) par l’automobile.
Les comportements des jeunes ne changent pas beaucoup, mais les attitudes, oui. En 2017, Jérôme Laviolette a interviewé des collégiens sur leur relation avec l’automobile dans le cadre d’un projet de recherche. Il a observé que les jeunes sont généralement plus critiques que leurs aînés sur les conséquences de l’automobile sur la circulation, l’environnement et le portefeuille. Paradoxalement, le symbole de liberté et d’indépendance associé à l’automobile demeure.
Le sociologue anglais John Urry disait que l’automobile est la structure sociale la plus puissante, rappelle le professeur Yoann Demoli. « On ne peut pas lutter contre des structures sociales. »
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- 54 %
- Taux de possession d’un permis de conduire ou d’un permis probatoire chez les hommes de 16 à 24 ans en 2022. Il était de 65 % en 1992.
Source : Société de l’assurance automobile du Québec -
L'auto en 2023 | Pas le paradis pour les jeunes - La Presse
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