Clarissa Nolasco est infirmière à l’Institut de cardiologie de Montréal. Tous les jours, elle gare sa voiture dans les rues autour de l’hôpital. Le 10 novembre dernier, une vilaine surprise l’attend.
« Je me suis stationnée ici et le soir, quand je suis arrivée, mais je n'ai pas trouvé mon véhicule qui a disparu. Aucune trace [...] J'ai tout de suite pensé que je me l'étais fait voler. J’étais juste sous le choc. »
Des témoins lui rapportent qu’un huissier serait derrière cette opération. Clarissa est stupéfaite : J'ai dit : "ça se peut pas, il n'a pas vérifié l'immatriculation. C'est pas un vrai huissier [...] C'est ça que je pensais.
Pourtant, Clarissa Nolasco affirme qu’elle n’est pas en défaut de paiement et qu’elle n’a jamais reçu d’avis de saisie.
Sa voiture saisie par un huissier
Celui qui a saisi son véhicule est bel et bien un huissier. Pierre-Yves Portugais, de la firme Hainault Gravel, est membre en règle de la Chambre des huissiers du Québec. La police confirme à Clarissa que c’est lui qui a saisi sa voiture.
Or, cette journée-là, non seulement l’huissier saisit physiquement la mauvaise voiture, mais il la vend aussi sur-le-champ.
« Je ne pensais pas que c'était possible de juste saisir une voiture, la vendre, puis ne jamais contacter le propriétaire. »
Une voiture semblable
Dans le dossier de cour lié à cette saisie, il est clairement indiqué qu’une Range Rover, similaire à celle de Clarissa, est à saisir. Même marque, même modèle. Cette voiture appartient à un homme dont l’adresse de résidence se trouve justement dans l’une des rues où Clarissa gare régulièrement sa voiture. Le propriétaire est en défaut de paiement.
D’ailleurs, en remontant dans les archives de Street View, on découvre une Range Rover noire garée dans cette entrée, à l’adresse même de la personne à saisir.
Nous montrons cette image à Clarissa. Ce n’est pas mon véhicule. C'est sûr que [...] c'est la même marque, mais je veux dire, on est des milliers de personnes qui ont la même voiture.
Pas le même numéro de série
Le numéro de série de la Range Rover à saisir est indiqué dans l’avis d'exécution de jugement.
Or, sur l’avis de vente du véhicule, publié dans le registre des ventes du gouvernement du Québec sur Internet, le numéro de série n’est pas le même que dans les documents de cour. Il s’agit du numéro de série de la Range Rover de Clarissa.
À qui la faute?
La firme Hainault Gravel jette le blâme sur la SAAQ. Pierre-Yves Portugais refuse de répondre à nos questions. Il nous renvoie à son patron, Sylvain Gravel, ancien président de la Chambre des huissiers de justice du Québec.
Il décline lui aussi notre demande d’entrevue, mais au téléphone, il nous explique pourquoi sa firme a saisi la mauvaise voiture.
« On a reçu une saisie contre un monsieur. On passait devant chez lui, on cherchait une sorte de véhicule. On ne l'a jamais vu. On a vu le même modèle de véhicule avec un autre numéro de série, un autre numéro de plaque. On l'a vu là, à plusieurs reprises, qui était très près de l'adresse [...] où la personne restait. Donc on s'est peut-être dit : Il s'est débarrassé du véhicule, il s'en est racheté un autre." Ou peu importe la raison. Donc on a fait vérifier l'autre véhicule. Puis, nous autres, on a eu des confirmations que cela appartenait au monsieur. »
Les huissiers n’ont pas accès aux données de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). Impossible pour eux de vérifier directement qui est le propriétaire d’un véhicule.
Pour tenter de confirmer l’identité du propriétaire, ils envoient un avis de saisie à la SAAQ, avec le numéro de plaque, le numéro de série et le nom de la personne ciblée par une saisie.
Si la demande de saisie est acceptée par la SAAQ, ils en déduisent qu’il s’agit du bon propriétaire. C’est ce qu’ils ont fait avec la voiture de Clarissa, affirme Sylvain Gravel. C'était le nom du monsieur dessus, avec le numéro de série, le numéro de plaque [...] Il y a eu une erreur à la SAAQ, ça, c'est certain. Parce que nous autres, ça serait revenu non traité, on n'aurait pas saisi le véhicule, c'est sûr.
Une pratique erronée
La Société de l’assurance automobile du Québec est formelle. En aucun cas, elle ne valide le nom du propriétaire d’un véhicule visé par cette procédure.
Cette procédure-là ne sert pas à vérifier l'identité des propriétaires. Elle sert à bloquer les transactions d'immatriculation sur un véhicule [...] Il y aurait un nom ou pas de nom sur le formulaire, ça ne change pas de choses pour nous parce que nous, on valide les quatre éléments prévus à l'article 730 du code de procédure civile, c'est-à-dire le numéro d'identification du véhicule, immatriculation, modèle et année du véhicule
, explique Gino Desrosiers, porte-parole SAAQ.
Est-ce que les huissiers savent qu’une demande de saisie auprès de la SAAQ ne permet pas de valider l’identité du propriétaire?
Sylvain Gravel ne répond pas directement à cette question, mais voici ce qu’il nous écrit, après que nous lui avons fait part de la position de la SAAQ, par courriel : La réponse de la SAAQ me jette par terre.
La Chambre des huissiers endosse-t-elle cette pratique?
Nous avons interpellé le président de la Chambre des huissiers. François Taillefer refuse de commenter le dossier, mais il nous répond par écrit : Mon confrère a fait les démarches appropriées pour vérifier le propriétaire du véhicule [...] Les démarches sont entreprises auprès de l’assureur [...] Je vais laisser les parties régler la situation sans mon intervention.
Une façon de faire préoccupante
Patrice Deslauriers, professeur de droit à l’Université de Montréal, croit que cette pratique devrait être remise en question. Ici, quand on regarde ça, c'est clair que quelqu'un qui a été fautif [...] Mais il faut aller un petit peu plus en arrière pour voir qu'est-ce qui s'est passé et peut-être changer cette pratique-là. S’ils ont mis à risque, [si] ils se sont fiés sur des éléments [...] auxquels ils ne devraient pas se fier [...] c'est préoccupant. En tenant pour acquis que c'est une pratique, disons [...] qui comporte certains risques, je pense que de le faire serait considéré comme une faute à ce moment-là.
La voiture de Clarissa toujours au garage
Deux semaines après la saisie, Clarissa a finalement pu récupérer son véhicule. Mais plus de deux mois après l’événement, l’automobile est au garage. Une inspection sur le véhicule a révélé des dommages. Les pièces pour remettre sa Range Rover sur la route sont manquantes.
« Le pare-chocs avant qui a été brisé [...] J'ai une caméra de stationnement qui est située à l'avant aussi, qui a été endommagée. [...] Il y a des pièces qui ont été abîmées [...] Il va falloir que je règle les factures de la location et des réparations [...] Payer les frais d'avocat, c'est environ, on parle de 10 000 $. »
Si Clarissa souhaite obtenir une compensation financière, elle devra intenter une poursuite au civil et prouver la faute de l’huissier.
« Il y a une perte de jouissance du bien. Si j'ai bien compris, il était peut-être endommagé. Donc, il y aurait des dommages purement économiques et également les troubles, les inconvénients, des souffrances. »
Je me dis : l’huissier est chez lui, il est passé à autre chose. Les policiers ont continué à faire leur enquête. Tout le monde a retrouvé sa vie [...] Moi, je suis, deux mois plus tard, avec la voiture de location. Ma voiture est au garage
, raconte Clarissa Nolasco.
Clarissa a l’intention de porter plainte en déontologie auprès de la Chambre des huissiers de justice du Québec.
Elle a aussi envoyé une mise en demeure à la firme Hainault-Gravel. Jusqu’à maintenant, la firme n’a pas répondu à sa mise en demeure. Elle compte intenter une poursuite au civil.
Un huissier saisit la mauvaise voiture - Radio-Canada.ca
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