En 1971, près de 3300 Néerlandais, dont 500 enfants, sont morts dans des collisions impliquant une automobile. Des villes comme Amsterdam étaient paralysées par les bouchons de circulation. Un jour, la mort d’un enfant heurté par une voiture en marchant vers l’école a provoqué une vague de colère. Un vaste mouvement citoyen a exigé la fin du carnage. La fin de la culture de l’automobile.
On connaît la suite : les Pays-Bas sont devenus un modèle de partage de la voie publique. Les voitures, les transports en commun, les cyclistes et les piétons ont leurs espaces généralement bien délimités. Chacun peut se déplacer en ville en toute sécurité.
« Les citoyens ont dit : “Ça suffit ! On ne veut plus de la domination des véhicules en ville.” Les décideurs n’ont pas eu le choix de s’adapter », raconte Jean-François Bruneau, conseiller en mobilité durable à l’Institut de valorisation des données (IVADO), établi à Montréal.
Ce géographe et détenteur d’un doctorat en génie civil estime que le Québec est mûr pour un virage en sécurité routière semblable à celui entrepris il y a un demi-siècle par les Pays-Bas. La mort, cette semaine, de la jeune Maria Legenkovska, 7 ans, heurtée par une voiture en marchant vers l’école, dans le Centre-Sud de Montréal, a relancé la mobilisation citoyenne pour la sécurité des piétons.
« Les piétons sont à risque, parce que les rues sont conçues à 100 % pour les véhicules à moteur. On a le devoir de bâtir des infrastructures qui protègent les plus vulnérables », dit Jean-François Bruneau. Il faut aussi changer les mentalités pour mettre de côté le tout-à-l’auto, précise le chercheur.
Les vulnérables d’abord
Avec sa collègue Catherine Morency, de Polytechnique Montréal, il a produit en 2016 une étude exhaustive visant à améliorer la sécurité routière, à la demande du ministère des Transports et de la Mobilité durable du Québec. Ils ont recommandé l’instauration d’un « code de la rue » donnant la priorité aux usagers les plus vulnérables — piétons et cyclistes — comme ça se fait aux Pays-Bas et ailleurs en Europe.
Les deux experts ont proposé que le « principe de prudence » soit inscrit au Code de la sécurité routière (CSR). Cet ajout a été fait en 2018, mais avec un oubli majeur : aucune sanction spécifique n’est prévue en cas de non-respect du principe de prudence, déplore Jean-François Bruneau.
Plus préoccupant encore, le principe de prudence ajouté au CSR précise que « les usagers vulnérables sont tenus d’adopter des comportements favorisant leur sécurité », souligne le chercheur. Des campagnes de publicité rappellent ainsi aux piétons et aux cyclistes « d’être visibles en tout temps ». Pourquoi ne pas insister aussi sur la nécessité de « favoriser la sécurité des usagers vulnérables » lorsqu’on est au volant ? demandent les experts.
« Tous les spécialistes de la sécurité routière se sont levés pour dire au ministère des Transports que ça n’a pas d’allure [d’inscrire le principe de prudence sans le faire respecter] », rappelle Jean-François Bruneau. Au moment où ces lignes étaient écrites, le ministère n’avait pu répondre aux questions du Devoir au sujet du code de la rue.
Trop de voitures
À l’angle des rues Parthenais et de Rouen, dans le Centre-Sud, des toutous et des fleurs rappellent l’accident ayant emporté la petite Maria, une réfugiée venue d’Ukraine avec sa mère, son frère et sa soeur plus tôt cette année.
Les résidents du quartier sont fâchés. Ils préviennent depuis longtemps que les travaux dans le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine, commencés le mois dernier, feraient gonfler le flot de circulation dans les rues du Centre-Sud : les automobilistes se tournent vers le pont Jacques-Cartier, tout près de chez eux.
Les piétons sont à risque, parce que les rues sont conçues à 100 % pour les véhicules à moteur. On a le devoir de bâtir des infrastructures qui protègent les plus vulnérables
« On a demandé une série de mesures pour empêcher que la circulation de transit passe par les petites rues résidentielles », dit Chris McCray, chercheur en environnement qui réside dans le Centre-Sud.
Jeudi, des bollards ont été installés à l’intersection où le drame est survenu, pour raccourcir le passage pour piétons. Des policiers ont donné des contraventions aux automobilistes qui roulaient trop vite ou n’immobilisaient pas leur voiture à l’arrêt obligatoire. Le sens de la circulation a été changé dans certaines rues, pour que les véhicules en transit demeurent sur les artères principales (Sherbrooke, D’Iberville, de Maisonneuve).
Cibles de réduction
Tout cela représente un bon départ, mais il faut aller plus loin, estime la professeure Catherine Morency, de Polytechnique. « On a besoin de cibles de réduction du nombre de véhicules. Le nombre de véhicules augmente plus vite que la population », s’inquiète la spécialiste en mobilité.
Les véhicules deviennent sans cesse plus gros — et la gravité des blessures est proportionnelle à la taille des véhicules en cas d’accident, rappelle la professeure. « Un gros VUS électrique, ce n’est pas mieux qu’un gros VUS à essence », dit-elle.
Des citoyens comparent l’accident ayant emporté la petite Maria au décès de la cycliste Mathilde Blais, heurtée par un camion sous le viaduc de la rue des Carrières sur la rue Saint-Denis, en avril 2014. Cette mort tragique avait marqué une prise de conscience des dangers des déplacements à vélo. La rue Saint-Denis est désormais sûre pour tout le monde depuis l’aménagement du Réseau express vélo (REV), séparé du reste de la chaussée par une bande de béton.
« C’est triste et malheureux, mais la mort de cette fillette de 7 ans ne doit pas être vaine », dit Jacques Nacouzi, un commerçant de la rue Saint-Denis qui milite pour les déplacements à pied, à vélo et en transport collectif.
Il estime que les quartiers centraux doivent s’inspirer des mesures mises en place dans la dernière décennie sur Le Plateau-Mont-Royal : multiplication des rues à sens unique pour bloquer la circulation de transit, élimination d’espaces de stationnement pour aménager des voies cyclables, élargissement des trottoirs…
« Ce n’est pas suffisant de limiter la vitesse à 30 km/h ou de mettre des dos d’âne : les gens ne respectent pas les limites de vitesse et roulent en regardant leur cellulaire. On doit aménager des infrastructures qui empêchent les comportements dangereux des conducteurs », dit Jacques Nacouzi.
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